J'ai failli perdre mon voilier lors de manoeuvres de l'Otan

Ce vendredi 30 août 2024, une petite brise de ENE promettait de nous emmener gentiment de Djupfest à Mausund (Norvège). Une nav sans difficulté particulière à proximité de la latitude 64. Environ 25 miles à courir.
Alors que nous entamions le contournement par le sud de l'archipel Tarva avant de pouvoir progresser au NW, une vedette verte et blanche d'une douzaine de mètres, le Smaloy, nous rattrape : son pilote agite un drapeau rouge par sa fenêtre à glissière pendant que le canal 16 nous éructe dans un anglais rocailleux et approximatif l'ordre de stopper immédiatement. On nous apprend que nous avons pénétré dans une zone militaire et que nous devons immédiatement la quitter. Surpris par la tenue civile de mon interlocuteur que je distingue parfaitement par le travers, je m'apprête à poser quelques questions lorsque je réalise que les embarcations que je prenais pour celles de pêcheurs au loin sont en fait de gros semi-rigides d'apparence finalement bien militaire. Pas d'information spécifique sur le Navtex ni sur la cartographie cependant.
On m'ordonne ainsi de virer à 90 degrés, en me disant qu'on m'indiquera ensuite comment éviter la zone interdite pour finalement reprendre la route vers ma destination. Les injonctions se succèdent, pas très intelligibles, beaucoup de QRM et langue anglaise peu fluide. On finit par me dicter un waypoint : Je recevrai d'autres indications une fois ce dernier atteint. Le vent est complètement tombé, on a mis au moteur. Jacques, mon équipier est derrière la barre mais c'est le pilote auto qui gère le cap. A la table à cartes, rivé à la vhf, j'entre le waypoint sur le Navionics de mon téléphone. L'ergonomie en est plus rapide que celle de mon plotter principal. Le point est à moins de deux miles dans notre sud et se trouve à 1.3 miles au nord de l'ile Storfosna. La mer est d'huile, on progresse à 4.9 nds. Notre cerbère s'est éloigné et confirme à la vhf que notre cap le satisfait. Juste avant d'arriver au waypoint, je demande confirmation de l'autorisation de modifier mon cap, autorisation qui m'est donnée. Je passe la tête par la descente pour dire à Jacques de virer lorsque dans trois soubresauts que je ressens encore aujourd'hui et que j'éprouverai encore longtemps dans mon ventre, Gratitude s'arrête pile, dans un fracas effrayant.
Stupeur.
Rochers à un mètre sous la surface.
Mince piquet en acier rouillé de deux mètres de haut planté sur l'un d'eux : le waypoint !
Dans la précipitation d'obéir aux instructions comminatoires qui m'étaient transmises, j'ai entré le waypoint sur ma cartographie sans zoomer. Comme il se situait largement au nord de l'île la plus proche, il avait tout d'une marque arbitraire liée aux exercices militaires évoqués. Scrupuleusement docile, notre cap était si précis qu'on naviguait pile dessus. Assis derrière la barre, Jacques avait le mât dans son champ de vision... et aucun obstacle en vue.
Impossible de me dégager au moteur, marée en phase descendante, il faut faire vite. Un examen rapide des fonds ne révèle pas d'entrée d'eau. Pan Pan , Pan Pan. Que le temps passe lentement dans ces moments où le 16 reste silencieux !
A deux ou trois miles, je vois le Smaloy immobile sur l'eau calme. Pas de réponse. Finalement, un navire me répond et fait le relais avec les garde-côtes. Je ne comprends pas les échanges en norvégien mais je déduis qu'ils ont demandé au Smaloy de nous rejoindre parce que la vedette, à vitesse modérée, arrive. Le pilote s'arrête à proximité, reste assis sur son fauteuil, de même que son passager, bien âgé, figé sur son siège. J'ai eu le temps de préparer la drisse de spi et de faire ajut d'un bout d'une trentaine de mètre. Je lui demande d'approcher pour saisir mon bout. La mer est d'huile mais il me percute le milieu du franc-bord de son étrave acérée. On n'est plus à ça près ! J'insiste pour qu'il vienne à l'avant de son pont pour saisir mon bout. Avec peine il le fait, se déplaçant sans aisance mais parvient tout de même à frapper mon bout sur son taquet avant. J'indique la direction qui me paraît la plus propice au déséchouement. Malgré la mer d'huile on sent le bateau cogner les rochers. A chaque tentative, je demande d'augmenter les tours. Il n'y a aucune initiative de la part de l'équipage du Smaloy. Au troisième essai, la gîte est impressionnante mais j'ai l'impression que ça bouge. J'essaie de coordonner la poussée de mon moteur et l'angle de mon safran.
Ça y est, Gratitude bouge, on s'attend à d'autres chocs mais Gratitude arrive en eau libre ! A ce bref moment-là, on ne voit pas ce qu'on pourrait demander de plus à la vie... J'indique au skipper du Smaloy qu'il peut larguer mon bout, il le fait... merci... et il s'en va ! Sans demander si on fait de l'eau, si on est gouvernable, rien !
On est sonnés... et en même temps si soulagés.
Je parviens à joindre le chantier qui nous accueillera dès la fin septembre pour l'hivernage. Sigbjorn, son patron, accepte de nous sortir de l'eau dès notre arrivée. Il y a une quinzaine de miles à parcourir. Le vent se lève, la mer aussi. Inquiets pour le bateau sans avoir encore pu constater l'état de la coque, on navigue au moteur, appuyés par le solent.
On arrivera au chantier, sur l'île de Dolmoya, sans encombre. Une heure plus tard, Gratitude est mis au sec. La quille en fonte est un peu cabossée sur son angle inférieur avant et le tiers inférieur du safran est ouvert sur son axe médian. C'est tout ! L'impact sur les rochers a eu lieu à 4.9 noeuds.
C'est un Moody S38 de 1998. Je l'aimais déjà beaucoup, je l'aime encore davantage. Il y a quatre ans, avec Catherine, nous l'avons baptisé Gratitude.
Plus que jamais, il mérite ce choix !

Epilogue :
Il y avait bien des exercices militaires terre et mer pour lesquels l'archipel Tarva avait été en quelque sorte privatisé. L'équipe du chantier nous a expliqué qu'il est de pratique courante lors d'exercices de l'Otan de privatiser le contrôle des restrictions d'accès aux zones de tirs.
A chacun de tirer les conclusions des avantages et inconvénients de la sous traitance en matière de sécurité...
Et, pas accessoirement du tout, de songer à la nécessité permanente de zoomer systématiquement lors d'usage de cartes vectorielles !