Petite histoire d’un jour


Vendredi 20 juillet, 4 heures 45 et 2 secondes, mon index écrase le bouton du réveil pour éviter la mélodie idiote qui suivra les trois bips.
J’écoute, je sens, tout va bien, comme prévu.
Amarré depuis la veille à la tombée de la nuit et sous la pluie, le doublage des bouts sur le coffre a été inutile. La nuit a été continue et reposante.
Je ne perçois aucun vent.

J’ouvre le capot et jette un regard sur la girouette mais elle ne peut rien m’apprendre, le bateau est trop près des hautes falaises de port Blanc.
L’aube frémissante me laisse deviner quelques nuages furtifs filant tranquillement vers le sud est.
Je suis heureux d’être déjà debout pour profiter d’une belle journée d’océan qui s’annonce.

Je m’habille rapidement, grignote une ou deux crêpes en carton comme chaque matin puis dans le cockpit, allume ma pipe en regardant la nuit qui finit, la mer encore noire et les oiseaux à leur tour s’éveillant dans les rochers.
Autour de moi de petites embarcations se balancent doucement sur leur coffre.
Le grand voilier arrivé après moi hier dort toujours.
Il fait un peu froid encore et j’enfile mon ciré. Je change mes lunettes contre les lentilles, découvre la table à carte de sa nappe en plastique protégeant la carte et les notes de navigation préparée hier soir à la bougie et sort dans le cockpit, prêt à la manœuvre.

Gestes habituels, toujours dans le même ordre, comme un rituel précis et rassurant et quelques instants plus tard le génois endraillé et la grand voile sont prêts à hisser.
Pour le plaisir, par respect pour l’instant, l’endroit et mes voisins encore endormis, je décide de partir à la voile.
Un souffle léger gonfle à peine le génois et me permet d’abattre, je largue le coffre et retourne à la barre, le bateau glisse lentement dans le silence et sur la pointe des pieds abandonne cette escale idéale.
Tout doucement Aurore s’écarte des falaises et peu à peu retrouve une légère brise.

Cap au 140, route sur Yeu, mais le grand largue est instable, un peu trop près du vent arrière et le génois porte mal. Je loffe de 10 degrés et satisfait le bateau qui avance mieux.

La nuit déjà s’est éteinte, Belle île disparaît en une masse sombre dans le sillage mais à l’est des lumières annoncent l’aurore proche.
Pas un bateau en vue, je suis seul et me délecte du bonheur à venir en préparant ma pipe pour la savourer bientôt comme je la préfère.
L’horizon se déchire peu à peu, la pression d’un feu puissant semble lutter contre les nuages, combat pesant et laborieux, la tension est perceptible, fascinante et brusquement, comme dans un orgasme un premier éclat jaillit de l’horizon !
Je lui souris avec gratitude pour le bien qu’il me fait, je le salue, soleil majestueux et j’allume ma pipe pour contempler la fin du spectacle.
Comme l’œil d’un cyclope monstrueux, écrasé sur l’horizon, rouge de sang, il s’élève, doucement, magnifique, je me régale, mais son sommet disparaît vite dans les nuages noirs.
Bientôt il n’est plus qu’une bande horizontale et étroite puis se cache complètement.
Seul sur mon petit bateau, seul sur la mer si belle qui m’entoure, je suis tellement heureux !

Le vent est devenu régulier et gonfle généreusement les voiles. La barre attachée est docile et se passe de moi alors je descends me préparer un bon casse-croûte.
Quand je ressors pour manger, j’entends le bruit d’un petit moteur troubler la musique de l’eau filant contre la coque. C’est un petit canot qui fait route un peu vers moi, se détourne et s’arrête. A travers les jumelles je vois un type à l’arrière qui se prépare à la pêche.
Satisfait du calme revenu, je contemple la mer, je suis de l’œil les lignes de chaque vagues, je retrouve le regard d’il y a bien longtemps, le laissant glisser sur les lignes irréelles et fugitives. Le même regard que celui qui, dans un bloc de bois ou de pierre, veut percer le mystère, découvrir, réveiller les lignes de la femme qui y dort encore.

Le jour est bien là maintenant et dans le ciel de larges espaces d’un bleu profond me promettent une belle journée.

Plus tard, un voilier au moteur sort de l’ouest de Belle-île et taille sa route vers le sud.
Je m’interroge, doute de mon cap, descend vérifier sur la carte et comprend qu’avec cette route il file pour La Corogne ou plus loin encore : Respect ! , qui me permet de lui excuser son avance au moteur, vite remplacée par ses voiles et il disparaît à l’horizon.
A nouveau seul. Seul à regarder les courbes des voiles, les lignes et les couleurs des vagues, le bourgeonnement des nuages autour de moi.

Assez brusquement, le ciel tout entier se couvre d’un voile gris.
La mer est devenue grise aussi plus sombre encore, l’ambiance est mélancolique, un peu inquiétante aussi mais, au moment ou cette réflexion me traverse l’esprit, un aileron sombre coupe l’eau tout près de la coque !
Puis un autre et encore un, et puis des oiseaux volant au ras des vagues.
Des dauphins, ! Un banc de dauphins !
Ils sont au moins une vingtaine à tailler leur route, à chasser probablement d’où la présence des oiseaux espérant profiter de l’affolement de leur proie.
Quatre ou cinq se détournent, se rapprochent un instant de la coque pour me montrer leur dos luisant à chaque plongeon puis rejoignent le groupe qui file vers le nord avec leur escorte volante.
J’ai retrouvé le sourire et cette rencontre m’est plus précieuse encore que le soleil.

Peu de temps après, je croise une nappe phosphorescente :
A 30 mètres à peine de ma route une grande étendue d’eau verte fluo.
Je ne comprends pas, cherche un rayon de soleil qui pourrait en être la cause, refuse l’idée d’une pollution si localisée aussi loin de la côte.
C’est beau et irréel comme si l’océan était éclairé par ses abîmes.

Le vent vient de tourner et souffle maintenant du nord.
Je peux corriger mon cap en tenant compte d’un début de flot puisque j’approche de la hauteur de l’estuaire de la Loire.
Ma cible est la première bouée de séparation du trafic et peut-être est-elle déjà visible ?
Je cherche avec les jumelles, la voilà ! Non, ce sont des casiers ou filets.
Des casiers ici ? Je regarde la carte : Trente mètres de fond, pas d’épave ni de haut fond d’indiqué ? Une erreur ou un secret de pêcheur ?
Je vérifie encore ma route et mon cap, tout va bien.

Peu après la voilà enfin cette balise, treillis métallique peint en jaune et peu visible de loin.
Satisfaction d’une estime simple mais précise...

A la hauteur de celle-ci, le vent fraîchit et le bateau accélère, il va vite maintenant pour sa taille, au moins six nœuds et même sans spi utilisable faute d’une poulie, les vingts miles restant seront vite avalés.
Le ciel s’est dégagé aussi et entre les nuages le soleil fait briller l’écume poussée par l’étrave.
Bientôt Yeu apparaît sur l’horizon et comme à chaque fois c’est un vrai bonheur de la retrouver.
Cette petite île si belle, la plus en mer de toute, il faut aller la chercher, souvent la mériter et la voilà qui se dessine, qui se précise devant le bateau.
Comme toujours à son approche, la mer a retrouvé ses formes du large à la remonté des fonds, elle est ample, généreuse dans ses rondeurs et ses creux, puissante et sereine en même temps, mûre comme on le dit d’une femme.
Aurore cavale, escalade les collines, dévale les creux dans de grands surfs, un régal que je ne veux pas laisser aux sandows alors je leur prends la barre.

Yeu approche vite, est déjà presque là, les vingts miles seront finalement fait en trois heures seulement, un final comme une apothéose pour retrouver ce petit bout de terre, cet écrin qui nous attendait.