Partie de chasse aux marquises


Vla la saison des départs, le regroupement des bateaux migrateurs. Pourquoi on part? Les raisons d'avant ne sont pas celles d'aprés, parceque pendant le voyage, il arrive que...
Des souvenirs comme ça, ça donne juste envie de repartir


Aux Marquises, on fait une partie de son marché en fruits et légumes dans la nature. L'ordinaire des épiceries au rayon protéines, c'est poulet congelé ou corned-beef. Hélas pas de barquettes aseptisées accrochées aux arbres, la viande court dans la brousse, il faut l’attraper pour en manger. Expédition commando, âmes sensibles s’abstenir.

La plus grande partie de la côte de Nuku Hiva n’est accessible que par la mer. Les familles possèdent des vallées inexploitables où elles laissent se reproduire chèvres et cochons sauvages. Elles implantent parfois des bovins sur le plateau, qui paissent avec les chevaux sauvages que les marquisiens capturent et dressent en fonction de leurs besoins.

Nous voilà donc partis de Taioahe en speed boat, et c’est déjà tout un programme: le canot fait 6m de long, il est plutôt étroit et très bas sur l’eau, taillé pour aller très vite avec ses 80 chevaux. Nous embarquons une énorme glacière à bloc de boëtte et de glace pour Matio et Henri, les deux pêcheurs marquisiens qui nous emmènent, et cinq chiens, mon pote chasseur qu’on appellera Rahan, (les initiés comprendront), les sacs à dos, moi, etc.

Nous parcourons le quart du tour de l'île à l’arrache. Le bateau est trop chargé et l'essence est douteuse, le moteur broute, impossible de déjauger. Matio me confie la barre, le manche à balai habituel des poti-marara polynésiens, un tube en alu vertical qui permet de manœuvrer aussi vite que virent les coryphènes, lorsqu'on les poursuit sur la crête des vagues, harpon en main.
Mes soixante cinq kilos suffisent à peine à peser sur ce foutu levier, pendant que Henri farfouille dans les durites et raccords d'essence, le nez au fond du canot. Les falaises défilent, nous épousons la grosse houle qui vient leur battre les pieds, sous l'œil interrogateur de chèvres en apesanteur qui évoluent cent mètres au moins plus haut, comme des mouches au plafond.

Une demi-heure plus tard, débarquement au pied d'un mur de 500m. Debout à l’étrave du canot, nous attendons que le pilote approche, en équilibre sur le sommet d’une vague, à moins d’un mètre de la roche. La marche arrière rugit au tout dernier instant, à ce moment il faut sauter, échapper à la vague suivante qui galope sur nos talons, pendant que le canot est aspiré au creux du reflux, deux mètres plus bas.

Vite, revenir pour attraper les sacs, pieds nus sur la mousse glissante. Pas question de mettre les chaussures, il faut pouvoir nager. D’ailleurs Rahan rate son saut, se retrouve à l'eau, je le vois déjà noyé mais il s'en sort parce qu'il est mort de trouille à cause des requins. Les chiens sont jetés à l’eau et s’en tirent sans mal.

On s'équipe, moi en pantalon, Tshirt à manches longues et bottes de sécurité, lui en short de surf et godasses de foot, avec les crampons! Dans les sacs, une pétoire à canon court, 10 litres d’eau, sac de couchage et divers, à la ceinture une machette et un couteau de chez “Grosurin“.

Les chiens partent devant, on escalade le lit d’une cascade qui perce la falaise, avec des arbres morts en travers, des éboulis de roches sur les cotés. 20 minutes plus tard, les chiens hurlent. Au milieu d'une gravière abrupte maintenue par quelques arbustes maigrichons, nous posons les sacs, oreilles tendues. C'est en bas que cela se passe, il faut dévaler en courant tout ce qu'on vient de grimper.

Un gros bouc est perché sur une corniche de l'autre coté de la gorge, 20m en surplomb de la plature, cerné par les chiens. S'accrochant aux herbes, aux branches, nous arrivons au-dessus de lui, sur une corniche qui nous offre un petit mètre carré proche de l'horizontale.

Rahan tranche un arbuste d'un coup de machette, y noue un lasso, attrape le bouc par les cornes et le hisse. Il me fait un signe, c'est à moi de l'égorger, là, vite, tout de suite. Je tranche, ça gicle chaud, gras et rouge. Il me fait voir la jonction de vertèbre où on coupe facilement la moelle épinière, je pique, c'est fini! Nous descendons le bestiau à dos d'homme, passant d'une corniche à l'autre, trente mètres au-dessus de la plature, pas droit au faux-pas.

Nous retournons au niveau de la mer, on écorche, nettoie, ça ne fait pas une heure qu'on y est que je pue déjà le bouc, je suis en nage. Rahan est mort de soif, il me demande de monter aux sacs chercher de l'eau. A peine redescendu, au bout d'une demi heure tout de même, il me dit qu'on va laisser la chèvre là pour que les potes pêcheurs la récupèrent, mais qu'il faut un sac à viande à cause des mouches. Bingo, je rééscalade l'éboulis, redescends, j'en ai plein les jambes. On plie la chèvre dans son sac et on remonte, assaillis par les moustiques à chaque halte.

L'escalade continue, dans les sous-bois le long de la cascade, et les chiens débusquent un cochon. Comme il est loin nous devons courir avec les sacs, et arrivons juste à temps pour que les chiens ne l'abîment pas. Nous l'attachons à un arbre pour le garder vivant jusqu’au lendemain.

Campement; il pleut tous les jours en ce moment, la rivière était en crue la semaine précédente, tout le bois est humide, il nous faut une demi-heure pour allumer le feu. On taille des éclisses dans un tronc de "miro" mort, dont les crues ont pelé l'écorce, sablé la chair. Bois rouge et dense, durcit par le martèlement des galets de la rivière, veiné, odorant, magnifique et résistant. Les lames vibrent à chaque coup, le bois rejette le fer, puis abandonne le combat devant notre acharnement. Le feu qu'il nous offre est à son image, nerveux et crépitant.

Pas question de dormir dans la boue, alors c'est sur les cailloux. Je coupe des branches à feuilles pour adoucir le terrain, on met une bâche dessus pour nous protéger des bestioles. Au menu du soir un délicieux corned-beef froid sur le bout des doigts, et dodo. J'avais emporté la cafetière, pour mettre une note de délicatesse dans le tableau, mais j'aurais surtout dû penser au hamac. J'ai aussi oublié le sucre, je n'en prends jamais. Mon café, Rahan ne l'a pas trouvé terrible, ou au contraire, bref... Pas bien dormi mais superbe nuit, presque pas de pluie, des étoiles au travers des feuilles, la lune, la rivière qui chante. Debout à cinq et demie, re-café, Rahan a froid et endosse un mignon sweat-shirt bleu pâle dont les manches coupées lui servent de bonnet. Me voilà en pleine brousse avec un shtroumpf à dreadlocks blond de plus de cent kilos. Nous laissons le bazar et partons les sacs vides, sauf de l'eau. Trois chasseurs ont attrapé la leptospirose en buvant dans les rivières la semaine dernière, l'un en est mort, l'autre dans le coma, ce n'est pas le moment de jouer avec l'eau.

On grimpe, on grimpe, des éboulis de toutes les tailles, du gravillon au rocher monumental, on enjambe une forêt de pandanus géants qui abandonnent leurs bras morts et piquants en travers du chemin, pour déboucher sur le plateau, où les chiens lèvent un autre cochon. On pose les sacs, on court dans une sorte de sauge, ça buissonne jusqu'à la poitrine, ça sent bon mais pour le record du kilomètre lancé, c'est raté, surtout que ça monte encore.

J'ai au moins cinquante mètres de retard sur Rahan et le goret. Je le regarde faire. Il le tient par les pattes arrière d'une main, le couteau dans l'autre, porte un coup, net, derrière la patte avant gauche. En moins de dix secondes le cochon est mort, sans un cri. Il le castre immédiatement, le charge sur son dos pour retourner prés des sacs.
On refait un feu, grille les poils, écorche, vide et nettoie. Contraste entre l'extrême attention dans la préparation du cochon et la tornade de mouches qui nous assaille. Il faut le suspendre dans la fumée du feu pour les chasser. Le temps de souffler un peu, on le range soigneusement dans des sacs à viande, répartis dans les sacs à dos. Hélas les “nike“ de foot ont explosé dans l'ultime sprint, voilà mon pote quasi-pied nu, les semelles tenues par de la ficelle. Nous devons abandonner.
Nous repartons jusqu'au cochon de la veille, je le tue, puis feu, grille, écorche, vide et nettoie, nous chargeons tout ça dans les sacs et y allons. Avec prés de 50 kilos sur le dos, il faut descendre pendant plus d'une heure dans les à pics d’éboulis et entre les arbres. Et si nous avions continué la chasse, il aurait fallu remonter chercher le gibier! On arrive en bas trempés de sueur. Il me demande mon age, et à ma
réponse, lâche: « t'es encore en forme »
Non mais qu'est ce qu'il croit le fils des ages farouches???

On s’abrite d'une pluie torrentielle sous une grotte au ras de la mer pour grignoter des croûtons de pain et du corned-beef, les doigts de pied à l'air, c'est le bonheur.
Bientôt Matio et Henri arrivent, même cinéma que la veille pour embarquer, sauf que les sacs pèsent un cochon mort et qu'il faut mettre un paquet d'énergie pour les projeter sur le pont. Aucun faux pas cette fois, nous voilà à bord, les chiens ont le sourire, il y a des bières dans la glacière.

Bon, nous sommes bien rentrés, avons fait une bonne sieste, les cochons sont petits, appétissants, et je n’ai pas fait tapisserie. L'est pas belle la vie? Ce soir je vais pêcher la langouste, en plongée de nuit avec Henrrri, j'espère que les requins me laisseront vous raconter la suite du voyage.

Uirk !