Convoyage d'un tri (manche) vu par lebrisac


vu par Lebrisac

Cela fait une heure que nous tirons des bords dans le chenal du four et rien à faire, nous n’avançons pas plus vite que le courant. Le vent est à nouveau tombé. Rien de grave, mais nous avons Sein à passer dans la même marée et il est déjà tard. Je regrette déjà de ne pas avoir poussé jusqu’au Fromveur pour bénéficier de vent frais plus longtemps. Pourtant cet après-midi, Kiki s’est bien éclaté entre Roscoff et l’entrée du chenal. Du Nord-Est à 20 Kt, des bords de grand largue à 14 Kt, on était en avance. Tellement en avance qu’il a profité de mon sommeil pour s’amuser à tirer des bords inutiles. Sacré Kiki, le traceur du gps a parlé.
Cette navigation devient épuisante pour les nerfs depuis notre départ du haut de la Manche. Déjà le quatrième jour et on ne progresse que par à coups. Du vent dans le nez ou pas de vent. Seulement quelques heures de positif sur la route directe. Pourtant, 370 milles c’est au plus deux jours et deux nuits de navigation. On ne peut plus se fier aux statistiques. Par contre les fichiers grib sont au top, tout ce que prévoit notre routeur se produit aux heures annoncées. Il y a deux nuits, on a marché comme des fous avec les conditions météo disponibles. Aller chercher des contre-courants au fin fond de la baie de Seine sur Grandcamps, remonter avec la bascule de vent vers Barfleur et lâcher les chiens au large de Lévy pour dévaler le Cotentin à 18 Kt de nuit, voilà qui annonçait une sérieuse remontée sur notre tableau de marche. Même le routeur était content. Mais aux Casquets aussi le vent est tombé. Et la nuit dernière c’était pétole et dérive au large de la Bretagne Nord.

Aujourd’hui c’est mardi, et le four ne veut pas défiler à la bonne vitesse. Il faut se résoudre à démarrer à nouveau le moteur. Honte à nous. Un trimaran à moteur ! Il est hors de question que je tienne le manche dans ces conditions. Kiki ne veut pas non plus. Alors c’est Lolote qui s’y colle. Lolote à une bonne bouille, surtout depuis que j’ai souligné au marqueur ses jolis yeux. Et puis elle agite régulièrement son bras droit pour nous saluer. Lolote n’a qu’un bras mais il est télescopique. Je suis assez content de ce bricolage avec la barre relevée et le stick, ça fait une présence féminine à bord. Alors, c’est à cinq Kn que Lolote et son moteur nous emmène vers Sein. Sein, notre Raz, la délivrance avant la dernière ligne droite. Tous les caps sont magiques sur ces côtes, mais Sein, c’est la porte d’entrée vers le soleil, vers les zones sans courant ou presque, vers la mer houleuse et sans clapot. Et puis avant il y a le passage des baies, les côtes sauvages, magnifiques, ciselées. Un spectacle grandiose qu’on ne peut imaginer. Allongé sur le trampoline, j’en oublie que je suis mouillé depuis le départ, que je ne sèche pas, qu’il n’y a plus assez d’alcool à brûler pour faire du café. On est en retard, on se traîne, alors on profite du paysage. C’est rare de pouvoir regarder la côte du bateau. D’habitude c’est un œil sur les voiles, l’autre sur les vagues. Aujourd’hui c’est un tableau permanent qui défile sous nos yeux et nous sommes dans le cadre. Kiki me propose un risoto de canard tiède et une bière Allemande. C’est bon. On est heureux. On ne sait pas comment le dire, alors on cause. Allez viens sur le pont Jérôme, sort de ta cabine étriquée. Vient voir ce tableau de maître. On ne t’en veut pas pour la bouée que tu as attrapé avec le safran au large d’Antifer. D’ailleurs elle est pendue au balcon arrière comme un trophée. Ton trophée ! Et puis, ces deux heures d’escales à Roscoff, amarré devant le Ferry, c’était plutôt rigolo. Grâce à toi on s’est transformé en super tanker, 35 litres d’essence à bord ! Et on est en train de la brûler en ce moment. Comment aurions-nous fait ? Encore une nuit à la dérive certainement. La dérive au large ça va, mais près des côtes c’est plutôt fatiguant.

Au loin, peint sur la roche, on distingue une voile blanche qui profite certainement d’une thermique pour se montrer. La nuit va tomber bientôt. On risque de passer le raz avec des courants défavorables. Des dauphins viennent taquiner le flotteur tribord. Le raz est parfaitement visible maintenant. S’ils nous accompagnent c’est bon signe. Sinon… On est hypnotisé par le raz. Le soleil qui se couche dans notre dos est comme un projecteur sur une scène. L’artiste est là magnifique et inquiétant. Il nous attend mais n’a pas l’air d’être pressé. Un bateau de pêche croise notre route et me sort de ma somnolence. Il est temps de réfléchir. Entrer dans le raz n’est pas un problème, c’est un aspirateur, mais l’expulsion me gêne, surtout de nuit. Comment aborder des siphons rendus invisibles dans le bon sens, où trouver les courants qui vont nous porter en pleine renverse ? Trois possibilités s’offrent à nous : sortir à gauche pour bénéficier de contre-courants mais c’est prendre le risque de se priver du vent promis dans la nuit, sortir à droite pour avoir un peu d’air frais mais cela rallonge la route, reste le centre… et évidemment c’est lui qu’on choisit ! Chaque coque tape à son tour, le moteur hurle, Lolote agite son unique bras dans tous les sens. Parfois on aperçoit les bords d’un siphon dans les rayons de la lune, un coup de barre et accélération garantie. Souvent on ne voit rien, le bateau plante, la barre vibre nerveusement, un flotteur se cabre, l’autre demandant grâce puis la coque centrale prend le dessus pendant trente secondes et ça recommence. Un tri dans les siphons, ce n’est vraiment pas drôle ; chaque coque veut aller de son côté ! Bref, encore un raz de passé à la limite du temps réglementaire, mais mieux qu’aux Casquets où on est resté planté plusieurs heures avec l’impossibilité de dormir pour cause de vacarme insoutenable. Je les revois tous les deux lorsque j’ai bondi de ma bannette en gueulant comme un veau. A chaque coup de frein je glissais en avant la tête cognant dans la cloison. Je croyais qu’ils étaient en train de taper à coup de masse sur la coque…

Dans la baie d’Audierne, on décèle un léger filet d’air et on profite de la vitesse acquise au moteur pour établir les voiles. Maintenant je suis seul sur le pont, Kiki doit remonter dans deux heures. Lolote reprend du service. Il faut tenir coûte que coûte ce filet d’air, prendre de la vitesse, chercher les adonnantes et les exploiter. Je règle mon décompte bipbip toutes les 10 minutes afin de lancer un flash sur les penons et régler en permanence la barre d’écoute et la drisse de foc. Le bateau glisse à 7 Kn puis 7,5 kn, incroyablement stable. Lolote est silencieuse. Le flotteur babord reste suspendu comme accroché à l’air. Le réglage est parfait sauf la troisième latte un peu mollasse. Affaler maintenant pour régler serait idiot. A inscrire sur la liste : emmener un singe pour régler les lattes en route. Oui c’est le bonheur. Dort mon Kiki, profite, je ne te réveillerai pas tout à l’heure. Je veux être seul sur le pont, égoïstement. A gauche c’est la côte qui scintille. Je scrute à droite et il y a toujours cette rangée d’arbres qui défile comme une masse noire. Suis-je dans un canal ou en pleine mer ? Pourvu qu’un arbre ne soit pas tombé au travers de ma route ! Continu à filer comme ça, tranquillement, sans bruit dans la nuit. Il n’y a pas âme qui vive sur l’eau, même la lune se cache derrière les nuages. Ca pourrait durer des jours. Déjà vingt-cinq milles d’abattu et je ne me lasse pas. Je pense à Goud qui veut essayer le tri. On a rendez-vous bientôt. Un choc violent me sort de mes rêveries, puis un bruit d’eau. Un oiseau vient de percuter en plein vol le flotteur babord. Je regarde à droite, la rangée d’arbres a disparu. Je commençais à avoir des hallucinations par moment. Nous avons très mal géré notre sommeil depuis le départ. Le temps de faire connaissance tous les trois, de chercher le vent, les courants, de ne pas avancer, nous a empêcher de s’occuper de nous. La fatigue commence à se faire sentir. Lolote se met à parler, son bras télescopique vibre. Je fonce sur le safran, un coup de torche, on traîne encore des algues. Je n’aime pas passer au dessus du balcon de nuit, mais je ne vais pas réveiller mon Kiki pour si peu. Je tente le coup du manche à balai, ça marche. Il faudra installer une lame devant le safran lors du prochain carénage. Je suis maintenant parfaitement opérationnel, réveillé, un second souffle. Le soleil devrait se lever dans une heure, allez Kiki les Glénans sont à gauche, Groix aussi. On tire au large et après on pique sur la côte pour aller chercher des adonnantes par ce vent de Nord Est qui forcit.